Avant l’intersectionnalité, Mary Fuller et la double subordination des élèves Noires de Torville School

Fuller

Dans les années 1970, Mary Fuller est l’une des premières sociologues anglaises à avoir travaillé sur l’expérience scolaire des jeunes filles d’ascendance afro-caribéennes. Tout au long des dernières décennies, Fuller a été une référence incontournable pour nombre d’auteurs qui se sont intéressés à la scolarisation des Noirs en Grande-Bretagne et, plus spécifiquement, des jeunes filles. Ses travaux qui restent largement méconnus en langue française. Essayons d’en présenter quelques lignes de force.

Mary Fuller a soutenu à l’Université de Bristol en 1978 une thèse non publiée intitulée Dimensions of gender in a school, on trouve néanmoins des articles tirés de ce travail resté inédit dans plusieurs ouvrages collectif, comme celui Cashmore et Troyna, Black Youth in Crisis (1982). Le texte dont il est rendu compte ici est tiré de cet ouvrage.

Au début des années 1970, Fuller pose la question de la double subordination – raciale et sexuelle – des élèves du secondaire en Angleterre à une époque où dominent les travaux sur les garçons, et surtout les garçons blancs de classes populaires. Fuller le constate, au mieux les parcours scolaires des jeunes filles noires sont assimilés à ceux des jeunes garçons noirs. Pour autant, les jeunes femmes noires poursuivent des études plus longues et marquées par la réussite que leurs camarades masculins.

Reprenant la notion de sous-culture (subculture) largement utilisée par les sociologues de l’éducation comme Hargreaves, Lacey ou Willis (1978) pour qualifier les dispositions et actions des élèves de classes populaires vis-à-vis de l’école, Mary Fuller s’interroge sur la spécificité de la sous-culture scolaire des jeunes afro-carribéennes qu’elle observe pendant deux ans dans l’école publique, plutôt défavorisée, de Torville. Le profil de ces jeunes femmes, observées lors de leurs dernières années de scolarisation obligatoire, déroute les enseignants : elles échappent à la catégorisation, pourtant clairement établie par les enseignants, entre “bons” et “mauvais” élèves. Fuller décrit des jeunes femmes qui ne s’opposent pas à l’ordre scolaire sans pour autant manifester aucun signe d’adhésion aux attentes scolaires, mieux elles donnent volontairement à voir qu’elles ne s’investissent pas scolairement tout en veillant à ne jamais dépasser la ligne qui appellera une sanction.

Mais ce jugement professoral d’absence d’investissement scolaire est contredit par les observations de Mary Fuller qui constate le travail scolaire effectif de ces jeunes filles, travaillent qu’elles ont le souci de ne pas exposer à leurs pairs. Contrairement aux garçons de milieu populaire ou aux jeunes afro-carribéens, ces jeunes femmes d’ascendance afro-carribéenne ne s’opposent pas frontalement à la finalité de l’école, au contraire, elles placent beaucoup d’espoirs dans l’obtention de leur diplôme. Elles sont particulièrement critiques vis-à-vis du fonctionnement quotidien de l’école, qu’elles rejettent massivement. La finalité éducative est épousée, mais l’institution scolaire est méprisée.

Mary Fuller va plus loin que la description de cette sous-culture propre à cette population. Elle propose d’en chercher les causes en replaçant les jeunes filles dans un contexte plus large que celui scolaire. Pour Fuller, la sous-culture qui anime ces jeunes femmes se fonde sur la conscience d’une part de la division genrée des tâches dans la famille, les filles se voyant octroyer la plus grosse charge ménagère dans le foyer (ce qui les exaspèrent mais leur donne aussi un motif de fierté, car elles sont reconnues comme fiables) et, d’autre part, sur la conscience aiguë de la condition faite aux Noirs sur le marché du travail en Grande-Bretagne.

De cette conscience de la place qui leur est faite dans la société en tant que Noires mais aussi en tant que femmes, ces élèves conçoivent un rejet de tout ce qui peut freiner leur intégration sociale et cherchent stratégiquement à sécuriser leurs conditions de vie à venir au moyen de l’obtention d’un diplôme.

De la mère manière que Willis (1978) prévient toute forme d’idéalisation des stratégies de résistance déployées par ses “gars” en rappelant que même s’ils résistaient de façon flamboyante à une institution scolaire peut encline à favoriser la mobilité sociale, ceux-ci participaient activement à la reproduction de l’ordre social en s’excluant du jeu scolaire, Fuller entend rappeler que le pouvoir que cette sous-culture des jeunes femmes afro-caribéennes confère à la maîtrise de leur destinée reste strictement borné sur le marché de l’emploi à des métiers subalternes. Tout au plus, le diplôme leur permetta-il de compléter les revenus d’un futur ménage qui peinerait à s’en sortir avec le seul salaire du conjoint et d’obtenir des emplois moins contraignants en termes d’heures supplémentaires, d’horaires décalés ou d’amplitude horaire. Le diplôme n’émancipe pas, il permet d’accéder à une autonomie cardinale pour ces jeunes femmes. Là encore, les résistances ne menacent ni l’ordre social, ni l’ordre genré. Pas plus que les stratégies de résistance des “gars” de Willis, les stratégies de “réussite scolaire” des jeunes filles noires de Torville school ne méritent donc pas d’être idéalisées. Fuller en profite pour tacler l’analyse en terme de matrifocalité qui prêterait à ces jeunes femmes une position sociale enviable. Rien dans la trajectoire sociale de ces jeunes filles ne témoigne d’une menace de l’ordre patriarcal.

Quelques années avant l’invention de concept d’intersectionnalité par Kimberle Crenshaw, Mary Fuller analyse avec beaucoup de précision les mécanismes qui amènent à distinguer les dispositions scolaires des jeunes Noirs et Blancs en Grande-Bretagne, mais aussi les disposition entre les sexes, invitant à rompre avec la logique de nivellement qui veut que l’on considère que tous les Noirs, quel que soit le genre, réussissent pareillement dans le système éducatif anglais, que tous les membres des classes populaires, qu’ils soient Blancs ou Noirs, hommes ou femmes, partagent une expérience commune du fonctionnement de marché du travail. De façon très moderne, Mary Fuller invite à réfuter toute forme d’analyse cumulative (tel trait se cumulant à tel autre trait) pour au contraire envisager systématiquement la combinaison du sexe, de la race et de la classe comme produisant des effets singuliers qui méritent d’être étudiés dans leurs spécificités.

L’expérience singulière de ces jeunes femmes se forge à l’intersection d’une part, d’une expérience migratoire dans un pays qui réserve aux originaires des Antilles les places subalternes sur son marché du travail et, d’autre part, d’une expérience genrée de subordination au sein de la cellule familiale. Les stratégies forgées à l’ombre de rapports de double subordination mettent l’accent sur la réussite scolaire avec le diplôme comme opportunité de gagner en autonomie financière à défaut de pouvoir échapper complètement à la domination sociale de type patriarcale.

Références :

  • Crenshaw, Kimberle. (1989). Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feministe Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. University or Chicago Legal Forum, 1989(1), 139-167.
  • Fuller, Mary. (1982). “Young, Female and Black”. In E. Cashmore & B. Troyna (Eds.), Black Youth in Crisis (pp. 87-99). London: George Allen & Unwin.
  • Willis, Paul. (1978). L’école des ouvriers. Actes de la recherche en sciences sociales, 24(1), 50-61.

 

 

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