La monographie perdue d’Audrey Lambart

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L’ethnographie scolaire doit beaucoup, en Grande-Bretagne, a une initiative prise dans le courant des années 1960 par le département d’Anthropologie sociale de l’Université de Manchester, initiative qui visait à comparer le fonctionnement de trois établissements scolaires en appliquant aux terrains anglais les techniques d’enquête de l’anthropologie. Ont été menées des enquêtes dans deux établissements scolaire pour garçons, l’un sélectif (grammar school), l’autre non sélectif et, enfin, un établissement scolaire sélectif pour filles : Mereside. Les deux premières monographies réalisées par observation participante ont été publiées sous forme d’ouvrages devenus célèbres : Hightown Grammar de Colin Lacey (Lacey, 1970) et Social Relations in a Secondary School de David Hargreaves (Hargreaves, 1967), la troisième est restée inédite et ses résultats ne sont accessibles que par des publications ultérieures sous forme d’articles (Lambart, 1976). La non publication de cette thèse sous forme d’ouvrage est regrettable car l’étude d’Audrey Lambart est sans doute l’une des références les plus anciennes en sociologie de l’éducation qui aborde la question des comportements des filles en milieu scolaire. À ce titre, sa « monographie perdue » est régulièrement citée comme « unpublished thesis » mais finalement peu accessible hors des lieux de dépôt physique de cette thèse.

L’article « The Sisterhood » paru en 1976 rend compte de façon particulièrement détaillée des relations sociales complexes qui peuvent exister dans un établissement secondaire (14-16 ans) sélectif qui formellement a rompu avec l’usage des classes de niveaux mais qui, dans la pratique, déploie met tant l’accent sur les résultats scolaires de ses élèves que se développe une forme de ce que Lambart qualifie de « crypto-classes de niveau ». Des groupes de niveaux par matières reproduisent des formes de différenciations curriculaires qui permettent de répartir les élèves de façon de plus en plus poussée d’une années sur l’autre au point que, par exemple, les élèves inscrites en Latin compte le plus grand nombre de filles dans les meilleurs groupes de niveaux des différentes matières, tandis que les élèves de « générale » se retrouvent dans les groupes de niveaux les plus faibles.

À partir de mesure sociométriques et d’observations, Lambart étudie les relations sociales d’une quinzaine jeunes filles (The Sisterhood) qui construisent leur rapport à l’école à l’entrecroisement à la fois de leur environnement social (profession des parents, quartier d’origine), de la structure formelle et informelle de l’établissement, des relations entre pairs et de leurs résultats scolaires et… du jugement professoral de leurs comportements. Ce dernier point lie les travaux de Lambart à la sociologie de la déviance (scolaire) féminine.

Cette “communauté de filles”, permet aux élèves qui en font partie d’agrémenter sur quotidien de transgressions plus ou moins importantes – d’occuper l’espace des couloirs en marchant bras dessus-dessous à ligoter une camarade à un radiateur en passant par se goinfrer de chips entre copines à l’arrivée du week-end – et se fréquentent tant dans l’institution scolaire qu’à l’extérieur. Les filles sont diversement appréciées pour leur comportement. Celles au cœur de cette petite communauté savent que l’équipe pédagogique leur reproche beaucoup de choses, mais elles se perçoivent davantage comme un peu turbulentes mais inoffensives (girlish glee) que comme en opposition à l’ordre scolaire. Ces jeunes filles qui donnent du fil à retordre au personnel éducatif ont en généralement des résultats scolaires moyens mais comptent néanmoins dans les rangs de leur petite communauté d’affinité de très bons éléments.

À ce titre les résultats relations sociales observées chez les filles différent de celles observées à la même période par Lacey et Hargreaves chez les garçons. Le rapport à la finalité scolaire ne semble pas se construire comme chez Lacey et Hargreaves, et plus tard Willis (Willis, 1978), sur le mode de la différenciation et de la polarisation des élèves menant à une opposition tant aux finalités qu’à l’ordre scolaire entre élèves pro-school et anti-school. Par ailleurs, la concentration d’élèves considérées comme « déviantes » au sein d’une classe n’affecte pas, explique Lambart, le niveau général du groupe (Lambart, 1976; 158). Contrairement à ce que l’on observe chez les garçons à la même époque, les filles de ce petit groupe turbulent n’adoptent pas une posture « anti-école » et parviennent, au moment de l’examen de fin de scolarité obligatoire (O-levels) à des résultats honorables voire bons pour certaines d’entre elles. Si Lambart ne le développe pas dans cet article qui ne reprend qu’un chapitre de sa thèse, des stratégies propres à ce groupe sont énoncées, comme des coups de main en cas de devoirs à la maison non faits qui activent la solidarité du groupe pour éviter à la fautive des sanctions.

Les travaux de Lambart intéressent à plus d’un titre : d’une part, ils contredisent très tôt l’impression que la sociologie ne s’est intéressée qu’aux garçons et, plus particulièrement, aux garçons de milieu populaire (les enquêtes de Manchester avaient pour objectif de comprendre l’échec des élèves de milieu populaires pourtant acceptés dans des écoles sélectives) ; d’autre part, ces travaux témoignent d’un engagement scolaire différencié selon le genre invitant, dès les années 1970, à ne pas généraliser à l’ensemble des élèves les comportements observés sur une catégorie d’élève. Cette généralisation implicite a fait l’objet de bien des aveuglements durables concernant d’autres catégories d’élèves, les filles mais aussi les élèves issus de minorités ethniques. En ce sens, les avancées proposées dans la thèse non publiées que Audrey Lambart consacre au fonctionnement de Mereside méritent l’attention toute l’attention de qui est soucieux d’expliquer finement les inégalités de genre en milieu scolaire.

  • Hargreaves, David H. . (1967). Social relations in a secondary school. London and Henley: Routledge and Kegan Paul.
  • Lacey, Colin. (1970). Hightown Grammar. The school as social system. Manchester: Manchester University Press.
  • Lambart, Audrey M. (1976). The Sisterhood. In M. Hammersley & P. Woods (Eds.), The Process of Schooling. A Sociological Reader (pp. 152-159). London & Henley: Routledge & Kegan Paul.
  • Willis, Paul. (1978). L’école des ouvriers. Actes de la recherche en sciences sociales, 24(1), 50-61.

 

 

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